Claude Haza

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Claude Haza

HOMMAGE ─ TÉMOIGNAGE POUR UN MAÎTRE ET AMI

«La valeur des œuvres de l’homme ne réside point dans elles-mêmes, mais dans le développement qu’elles reçoivent des autres et des circonstances ultérieures.
Nous ne savons jamais d’avance si telle œuvre vivra…
C’est un germe qui est plus ou moins viable ; il a besoin des circonstances, et le plus faible peut être favorisé par elles.»

Paul Valéry

Noël, je voulais commencer par ces quelques mots de Paul Valéry, comme tu l’as fait toi-même avec une citation de ce même auteur à propos de la philosophie, mise en épigraphe sur ton premier livre, PSYCHOTHÉRAPIE EXISTENTIELLE.

Pour tracer quelques aspects de ta personnalité, pour évoquer l’Homme que tu as été, et l’œuvre écrite que tu nous as donnée, j’ai choisi de m’adresser à toi, plutôt que de parler à propos de toi.
Mais, là, maintenant, au pied de cette montagne de mots que nous avons échangés, devant cet amas de souvenirs qui me ramène à toi pour te rendre vivant parmi nous quelques instants, si je peux, je ne sais quoi choisir pour dire, ni par quel détail commencer, tellement ils sont nombreux. Car cela fait trente années, déjà… que j’ai la chance de t’avoir eu pour maître et pour ami.

Oui, j’entends ce que tu me dis : « Claude, laisse de côté le premier terme, ne garde que celui d’ami. Car, au cours de mes enseignements, j’ai toujours eu du plaisir à partager et à transmettre des connais-sances.
Enseigner et apprendre sont des activités tellement liées, que l’on finit par ne plus savoir qui donne et qui reçoit. C’est sans doute les deux à la fois. »

Soit, Noël. Mais quand même, tu m’en imposais, d’abord avec ton mètre quatre-vingt-dix, avec ta voix puissante, le ton assuré ; ta barbe de patriarche grisonnante à peine la cinquantaine entamée. Mais c’est vrai aussi que tu savais toujours sourire au moment où il le fallait, et même rire franchement.

Alors, j’ai choisi d’aller puiser dans quelques-unes de nos rencontres le détail qui pourrait montrer de toi un côté peu visible d’emblée, car les détails sont souvent plus explicites, à propos du caractère de quelqu’un, qu’une longue et savante analyse.

Je commence par le tout premier commencement. Quand je ne te connaissais pas encore, jamais entendu parler de toi, c’était au début de l’année 1983. J’avais lu qu’il existait un écrit sur la Gestalt d’un certain Noël Salathé, demeurant à Mougins, moi habitant à Nice. Je commandai donc le texte, je joignis à ma lettre un chèque en blanc puisque je ne connaissais pas le prix du recueil. Je reçus en retour ton premier cahier : Coup d’œil sur la Gestalt-thérapie, accompagné d’une carte de visite et de mon chèque. Tu me souhaitais une bonne lecture et m’invitais à faire un bon repas avec le prix de l’ouvrage, en buvant un bon verre à ta santé.

Je me suis dit, voilà au moins quelqu’un qui ne fait pas de manière avec ses écrits. Mais je n’étais pas encore passé en séance psycho-thérapeutique par tes paroles et ton regard empathiques pour oser te joindre davantage. Mais plus tard je me suis rattrapé ; j’ai usé de ta patience généreuse, de ta disponibilité délicate pour des rencontres qui n’avaient d’autre but que le plaisir de parler ensemble.
On parlait de voyage, de littérature, de gastronomie, de philosophie et même de poésie. En fait de tout. Tout t’intéressait. De mon côté, j’étais curieux de savoir ce qu’avait pu être l’enfance d’un jeune garçon né sous une bonne étoile, dans une famille de la grande bourgeoisie suisse, du côté du père. Lequel s’étant exilé en Amérique du sud avait réalisé une fortune appréciable avant de rentrer en Europe. Côté maternel, c’était plutôt l’aristocratie Anglaise. Tu n’avais manqué de rien. Pendant la guerre tu étais sur la Côte d’Azur avec ta mère, hôtel de luxe à Monaco, puis villa somptueuse à Mougins.

Tiens ! Parlons de Mougins, puisque je l’évoque. Je n’ai jamais su si un matin l’oubli de la clé du cabinet à Cannes était un prétexte pour aller ensemble la chercher afin de me montrer ton domaine privé. Après cette visite, je crois que nous avons parlé sans sous-entendu de ta vie aisée. Mais cette aisance financière, sans la dissimuler, restait de ta part totalement discrète.

La vie et l’œuvre d’un homme sont toujours profondément associées. Cependant, pour comprendre mieux le lien et les contours qui ont façonné cette œuvre, on ne peut négliger ce qui en amont a prévalu, a orienté le regard sur le monde, sur l’existence. Quels événements ou circonstances ont été déterminants, ont guidé en quelque sorte la vie et l’œuvre.

Déjà tout jeune tu as choisi l’humanisme comme valeur première dans ta vie. Et quelle que soit la situation, tu resteras étroitement attaché à celle-ci. Parmi quelques autres valeurs qui font références pour toi, la famille tient une place centrale : « Tout enfant a droit à une famille », dis-tu, et à ce titre ton engagement dans l’ONG « Terre des Hommes » fut exemplaire. On peut citer également la Liberté avec son corollaire la Responsabilité. L’Homme a la liberté de choisir parmi toutes les possibilités que présente son existence, il est responsable de ses choix. C’est le credo sur lequel tu fondes ta croyance en l’homme et ta conduite face à l’existence.

Ta modestie est bien connue. C’est sans doute l’une des raisons qui ont fait que tu es resté discret dans le microcosme gestaltiste francophone des années 80 et 90 en matière de formation, alors que les instituts formant à la Gestalt-thérapie fleurissaient partout. Il est à souligner cependant ta participation au Cifp, en tant que fondateur et formateur.

Aujourd’hui, tes écrits publiés sont nombreux. Mais, alors que seul Coup d’œil était disponible pour connaître ta pensée, à l’issue d’une séance de thérapie, je t’avais dit qu’il serait très utile à ceux qui n’avaient pas la chance comme moi de te connaître, de disposer de tous tes écrits, et pour cela les rassembler en un volume et le publier serait d’un grand intérêt. Ta réponse catégorique m’a surpris, si bien que j’ai cru, un moment, avoir dit une stupidité dont j’aurais du mal à me remettre : « Moi, je ne suis pas un écrivain. Je suis un enseignant et j’enseigne oralement. Des théoriciens qui écrivent, il y en a. De toute façon, le livre de référence théorique existe, c’est celui de Goodman, mais personne ne le lit. Moi, si j’ai écrit, c’est pour moi. C’est pour clarifier quelques idées, pour moi-même. Par exemple, en ce qui concerne la théorie du Self, je n’étais pas d’accord sur quelques points que j’explique dans mon texte. » Noël, ce sont mes notes prises le 12 mai 1984. Heureusement je me suis remis de mon émotion, et j’ai trouvé l’audace d’insister. L’ouvrage est paru en 1992. Huit ans après, quand même…

Ce livre, qui fait référence dans la communauté gestaltiste franco-phone, en est à sa troisième édition. Il a été vendu à deux mille exem-plaires, environ. Ce n’est pas mal, quand on sait que l’édition se nourrit surtout de thrillers et de polars.
Nous avons été nombreux à puiser à travers les concepts, les grilles d’analyses, les schémas explicites ; tes connaissances, ta réflexion, ta pratique de psychothérapeute. Personnellement, je m’y reportais chaque fois qu’un aspect imprévu ou difficile se présentait avec un client.

Dans cet ouvrage, tu donnes un panorama accompli des concepts de la Gestalt-thérapie initiée par les fondateurs PHG ; on y trouve aussi tes apports personnels, si précieux encore aujourd’hui.
Je veux dire un mot concernant la qualité de ton écriture. Tout particulièrement cette habileté que tu as à déterminer l’essentiel d’un concept, d’un modèle, d’une théorie à travers une écriture lapidaire et qui sait être d’une précision exemplaire, comme s’il n’y avait plus rien à retrancher ou rajouter, sans que la démonstration dans son ensemble donne de la gîte. J’aime cette écriture riche et sobre à la fois, qui ne s’entortille pas dans des formules de style pour paraître savante, ou des métaphores lumineuses, pour décrire les comportements humains.

Raconter encore quelque anecdote afin de montrer combien il était agréable pour moi d’aller te retrouver dans ton cabinet à Cannes, ensuite à Paris. Même si je me blessais quelques fois à la rugosité des événements mis en évidence au cours de la séance. Comme la fois où, à l’inverse de notre habituelle façon de nous quitter chaleureusement, parfois après avoir fumé un petit cigare et dégusté un whisky de première qualité. Ce jour-là, donc, tu en avais décidé autrement. Tu brouillas la fermeture familière de l’entretien par ces mots : « Voilà, c’est terminé pour ce soir ! Tu peux partir ! Ferme la porte en sortant… »
L’écho de cette voix impérative, je l’entends encore, mais pas avec la même sonorité. J’en souris aujourd’hui. Elle marquait un territoire de comportement que je devais apprendre à découvrir et à m’approprier par des moyens personnels, fussent-ils à contre-courant de mes cheminements antérieurs, et d’autres bien actuels.

Je pourrais évoquer ARTEX, ce groupe qui fut le prolongement de celui de supervision, et l’ouverture à d’autres participants comme à d’autres thèmes de recherche concernant la psychothérapie existen-tielle.
Là, ton enseignement s’adressait à des amis, à des confrères avec lesquels on réfléchit sérieusement sur des sujets sérieux ; mais aussi où l’on plaisante ─ et tu n’étais pas en reste, y compris à propos des sujets en question. Là encore, ta voix, par moment, s’est faite plus forte ; non blessante mais non décidée à se laisser confondre par des propos tellement éloignés des tiens.
Mais le temps passe. La maladie grignote ton corps. Tu quittes le groupe. Tu n’y reviendras plus. C’est nous qui irons te voir.

Maintenant qu’il me faut conclure ce témoignage, je veux te dire qu’il n’y a pas de division marquante entre ta vie et ton œuvre. Toutes deux sont plus ou moins conformes aux contraintes de l’existence que tu as si bien explicitées. Mais sans doute il faut s’arrêter un instant sur la limitation, l’imperfection et s’interroger.
S’interroger sur ce qui advient d’un homme lorsqu’il ne peut plus rien faire, sinon penser sans cesse à sa propre limitation. C’est cela que j’ai vécu auprès de toi pendant une journée, quelque temps avant ton envol, et dont je veux parler pour avoir enfin le courage de te dire adieu. Oui, l’adieu que je n’ai pas pu sortir de ma bouche. Bien au contraire, lorsque nous nous sommes serrés dans les bras et embrassés je t’ai dit : « Au-revoir, Noël… » Tu m’as répondu : « Oui, Claude, porte toi bien, et à bientôt. » J’ai triché, toi aussi ─ mais pour me satisfaire.
Alors, Noël, voici deux petits textes, le premier je l’ai écrit dès le retour de notre rencontre à Montreux ; le deuxième quelques heures avant ton grand départ. C’est ma façon de te dire adieu.

Pour Noël

Et si, au bout du compte, la vie s’arrêtait là. Dans un fauteuil
roulant, au centre d’une chambre, jour après jour sans voir
les murs jaunissants, ni le lac brumeux à deux pas de là, ni
la montagne enneigée. Ne rien apercevoir, puisque les yeux
se sont éteints, déjà. Savoir sa chair collée aux os, sans l’éclat
du bon vivant d’autrefois. Et comme une éponge répond
à la pression de la main, sans vraiment besoin de forcer, ici
les membres du haut ont perdu jusqu’à cette vigueur, et ceux
du bas ont abdiqué depuis longtemps. Il ne reste que la saveur
du sucré, un verre d’alcool sec, un cigare pour donner encore
un semblant de plaisir. Mais l’esprit ne s’arrête pas là, pas
encore, dans cette promenade entre les quatre murs du vide.
Il lui faut revenir au présent, se charger des souvenirs évoqués
sous un regard tout blanc ou tout noir. Comme pour ce visage
là-devant, et cette voix qui répond, parfois lâche son désir
d’en finir, en sachant que la vie des autres continue, en sachant
aussi qu’il y a encore des jours à vivre, en tenant un peu plus
longtemps ces derniers jours attachés au bout d’un fil,
puis s’en aller. Tout simplement, dire adieu.

Vendredi 4 mai 2012

Proximité de l’adieu

Cela viendra, nous emportera avec,
dans son désarroi
comme un infime lissage du temps,
traversera la pensée qu’il nous a tellement donnée.
Nous serons plaqués au vide,
avant de comprendre la béance laissée vive,
mais nous reviendrons
sur les traces qu’il nous a montrées.
Il emportera dans son ultime souffle
la conscience d’avoir choisi l’extrême raison,
la volonté de tirer vers lui le moment de clore l’existence
à son avantage,
si tel est encore possible un souhait de fin définitive.
Nous accompagnerons le corps avec respect,
avec amour l’esprit et le souvenir.

Lundi 11 juin 2012