Son apport à la Gestalt thérapie existentielle
Il nous tenait à cœur de nous remémorer Noël K. Salathé, la cohérence de l’homme avec sa vie et son œuvre, son apport et son rapport à la Gestalt thérapie, à ce mouvement humaniste existentiel. Il tenait à lui donner le nom de « thérapie Gestalt existentielle ».
Il a contribué au mouvement gestaltiste de manière généreuse en disant : « Je ne cherche, ni ne désire impressionner. Ce que je souhaite, c’est pouvoir partager avec enthousiasme ce que j’aime, parce que c’est beau ; faire accéder à et pénétrer un univers inconnu, une découverte nouvelle, un monde vaste et prégnant, autre et grand, qui ne se livre cependant qu’à celui qui sait s’en imprégner avec humilité. Car la beauté, comme la vérité, ne se livre qu’à celui qui est disposé, ouvert à l’accueillir. »
Cette journée a été organisée à l’initiative de ARTEX, Atelier de recherche des thérapies existentielles, fondé par Noël en 1989 et dont il s’est retiré en 2006 pour raison de santé.
Les différents organismes auxquels Noël a participé et dans lesquels il s’est engagé depuis son retour en France en 1980 ont eu également à cœur de collaborer et d’apporter leur aide et soutien à la mise en œuvre de cette journée : le Syndicat des psychothérapeutes, la Société française de Gestalt, le Centre interdisciplinaire de formation à la psychothérapie. Je remercie toutes les personnes qui ont travaillé en coulisse, tous les amis bénévoles. Tous ont apporté une contribution efficace. Un merci particulier à Marie, qui a fait la coordination et qui a veillé à ce que tout se fasse dans la justesse des choses.
Je vous remercie bien sûr, vous tous qui êtes présents, venus souvent de loin, inscrits parfois « à la raclette » comme on dit en Suisse. Je reconnais beaucoup d’entre vous qui avez connu, apprécié, même aimé l’homme, le thérapeute, le didacticien, l’ami, et ceux qui veulent poursuivre leur rencontre avec lui à partir de ses écrits, sa pensée, son travail.
Noël avait exprimé le désir que l’on continue à travailler, approfondir, partager certaines thématiques dont il nous avait ouvert les portes. Rappelons-nous le symbole de son médaillon : Janus, le dieu des portes et la symbolique du solstice d’hiver et d’été, une face tournée vers le passé et une autre vers l’avenir. C’est le symbole du passage. Noël était un passeur, pour nous permettre de trouver plus de sens à notre vie et à notre pratique de thérapeute.
Il ne souhaitait pas qu’on lui rende hommage, mais, avant de faire le choix de nous quitter le 11 juin 2012, Noël a eu à cœur de reprendre tous ses écrits pour les rassembler en disant : « À la fin de ma vie, voici les textes que je juge importants. Par l’écriture, je mets en scène ce que j’ai appris. Je l’écris pour ne pas oublier. C’est une formulation pour moi-même et mes étudiants. »
En février 2012, en relisant une de ses entrevues sur la liberté, il disait : « Toute ma vie, je me suis questionné sur les mêmes choses, les valeurs, la responsabilité et j’ai donné les mêmes réponses. Pour moi, Noël, ce qui est important est que je sois en mesure de répondre en exprimant des idées claires et cohérentes dans mon discours. Ma structure est cohérente, satisfaisante et assez inébranlable. C’est ce qui me permet d’exprimer des idées claires. C’est ce que je suis, ce que je crois, ce que je sais. »
À travers toutes ses contributions, il a exprimé ses valeurs et ses motivations.
Mon souhait est de partager avec vous la rencontre de Noël avec l’Existentiel, à travers une expérience de vie, des événements de son histoire, des époques, des rencontres, pour comprendre comment s’est construit l’homme, sa structure.
Interrogeons-nous sur ses fondements existentiels :
Il naît le 3 décembre 1929. Le milieu est privilégié, on ne peut pas dire qu’il y ait des problèmes d’argent, les valeurs sont bourgeoises, aristocratiques, individualistes.
Sa mère est « une maîtresse femme », elle régente toute la maison. Il se souvient de ses paroles : « Noël, sois raisonnable, vois les choses à ma manière ! »
Son père est en retrait, il ne s’oppose pas à sa femme. Le fait qu’il souffre de surdité ne facilite pas la communication.
Son frère, de cinq ans son aîné, est brillant, tant sur le plan intellectuel que sportif.
Il y a peu de partage, de relationnel, entre les membres de la famille. Les enfants sont là pour être vus et non entendus.
Noël a conscience du monde dans lequel il vit. Il reconnaît le manque d’un père. Il ne partage pas, et ne veut pas être sous l’emprise des valeurs de sa mère. Il fait l’expérience d’un manque de présence et d’intérêt réel à ce qu’il est profondément.
À neuf ans, il fait l’expérience du vide existentiel. Il veut taquiner son frère, celui-ci va dans sa salle de bain et lui ferme la porte au nez. Noël ne s’arrête pas là. Il passe par l’extérieur de la maison, longe soigneusement une corniche étroite et compte attraper la fenêtre ouverte pour pénétrer dans la salle de bain, malgré l’interdiction de son frère. Au moment où il est sur le point de réussir son coup, son frère ferme la fenêtre brusquement, le laissant accroché à la corniche. Sous ses pieds, le vide de plusieurs mètres. Il est tétanisé, seul.
À ce moment, il y a confrontation au choix, à la décision, à la solitude, à la responsabilité. De ce retour sur la corniche qui le ramènera sur le sol ferme, il gardera toute sa vie un souvenir traumatisant.
À cette époque, Noël est en quête de sens par rapport à la vie et il songe à devenir pasteur.
Toute sa vie, il sera à la recherche de sens. Il cherche à se définir.
Il a alors quatorze ans. C’est l’époque de la guerre. Son frère fait de la résistance en aidant des amis juifs. Sa mère ne veut pas que la famille soit mise en péril. Ils sont tous les trois dans la salle de bain de l’hôtel des Bergues à Genève, et devant sa mère, Noël dit à son frère : « Je suis avec toi, car je sais que tu as raison. »
Noël dit de cet épisode : « Je savais me déterminer face à ma mère et aux risques que cela pouvait entraîner dans notre relation.
Pour moi, la responsabilisation était la valeur clé vis-à-vis de quelque chose d’essentiel. C’était une attitude positive. Il fallait aider ces personnes juives contre l’horreur nazie. C’est le genre d’attitude qui a guidé mon existence. »
Puis c’est sa rencontre avec la mort, celle des deux fils Foy qui avaient pris le maquis, de ses cousins morts dans la marine anglaise. Cela pose encore une fois la question du sens de cette guerre qui fait qu’un homme a ses deux seuls fils fusillés, au nom de quoi ? Étant donné que ces soldats agissent sur des ordres, quelle est alors la place de leur responsabilité ?
La question de la morale, du bien, du mal, de la responsabilité entre dans ses interrogations. Pour lui, ce qui est bon pour soi doit pouvoir l’être pour l’humanité.
Des rencontres importantes ont consolidé ses valeurs :
D’abord le texte de Sartre que lui donne à lire son professeur de philosophie :
L’existentialisme est un humanisme.
Les mots dignité, engagement, choix, décision, responsabilité prennent du sens. Il y a là une philosophie où l’homme n’est pas enfermé en lui-même, mais toujours présent dans un univers humain. Il n’est pas encore défini, il va se définir par les actes qu’il pose.
Alors Noël pose des actes : devant l’appartement de ses parents, avenue Foch à Paris, il distribue des tracts « L’argent des riches doit être distribué aux pauvres », au grand dam de son frère qui est chargé de veiller sur lui.
Le premier apport de Sartre résonne en lui : « L’homme a une conscience libre qui ne s’englue pas dans le monde et le transcende par sa visée intentionnelle. La liberté est dans le monde, concrète en face des choses et des hommes et à chaque instant. J’ai à me choisir. Cette liberté est en situation. Par ma liberté, je peux rencontrer des limites ».
Cela marquera sa vie et son œuvre. Sa conception de l’existentialisme. Il disait : « L’existentialisme est un humanisme. C’est la grille par laquelle je passe ma vie, en particulier ma vie professionnelle ».
C’est une philosophie morale, basée sur une certaine conception de l’homme. La valeur c’est l’humain. « La philosophie morale, c’est uniquement ce qui m’intéressait. Une culture protestante m’a orienté vers des philosophies de responsabilisation. »
C’est aussi une philosophie de l’action, engagée, une philosophie créatrice. Pour Sartre : « Le choix de mes actions engage moi-même et l’humanité ».
« Être existentialiste », pour Noël, « c’est une attitude face à l’autre, avec une philosophie de fond portant sur une morale et des valeurs avec pour objectif sous-jacent de remettre la personne dans son mouvement de vie et cela face à une personne qui a des problèmes existentiels. »
Il rencontre Françoise, une jeune fille juive dont toute la famille à l’exception de sa mère a été déportée à Auschwitz sans en revenir. Elle ne sera pas acceptée par la mère de Noël, justement parce qu’elle est juive. Noël a un autre modèle, celui de la mère de Françoise qui, seule, après la guerre, malgré la folie dans laquelle l’avait plongée le chagrin de la perte de son mari, reprend des études avec dignité et courage et devient médecin. Le jeune couple a vingt ans. Ils se marient à Genève à la chapelle de l’ONU sans la présence de la famille. Seul le prêtre qui a caché Françoise pendant la guerre est présent. Noël coupe les ponts avec sa mère durant une longue période.
Sartre dit : « Les possibles sont angoissants parce qu’il dépend de moi, seul, de les soutenir dans l’existence. »
Dès l’âge de dix-huit ans, Thoreau devient une autre de ses références. Noël avait sur son bureau une de ses citations : « Être philosophe, ce n’est pas seulement avoir une pensée subtile, ni même fonder une école, c’est aimer la sagesse au point de vivre selon ses préceptes, une vie de simplicité, d’indépendance, de générosité et de confiance. Il s’agit de résoudre certains des problèmes de la vie, non seulement en théorie, mais aussi en pratique. »
Tout comme Thoreau, il aura plus tard le souci de rester dans la réalité, avec une application pratique.
Un autre de ses maîtres a été Alan Watts qui a écrit entre autres Éloge de l’insécurité, paru en 1951 et toujours d’actualité.
Tous deux, Alan Watts et Henri David Thoreau, ont influencé plus tard le mouvement de contre-culture américaine et d’affirmation du potentiel humain, du pouvoir, de la non-violence, mais aussi du devoir de désobéissance par rapport au non-respect des droits de l’homme.
Pour Noël, cela représentait une forme de positionnement, d’engagement vis-à-vis du mouvement social.
Vient le temps où il veut devenir psychiatre. En fait, il commence des études de psychologie puis part un temps dans la vie active. Finalement, il entreprend des études de droit à Aix-en-Provence. Il veut contribuer au monde en ayant une action significative. Il est très engagé syndicalement dans la création de la nouvelle gauche.
Pour Sartre, « L’existence est transcendance. Elle est avant tout un projet d’être vers un possible que l’on a pas encore ».
La morale de l’engagement et de la nécessité de s’engager de Sartre lui parlera toute sa vie. Il cherche à avoir une solidarité avec le monde. Il le fait avec conscience au nom de valeurs.
Selon Sartre, « La seule valeur en ce monde, c’est l’homme qui la possède, non parce qu’il est une fin en soi, mais parce qu’il est l’être qui, par son action, inscrit la valeur dans le monde ».
Noël voulait devenir juriste en criminologie, en obtenant une bourse pour faire son doctorat à l’Université McGill, mais il prendra finalement un autre chemin. À l’Organisation de l’aviation civile, il est engagé comme traducteur. Il dit en souriant : « J’étais tellement efficace comme syndicaliste, qu’ils se sont dit, ce gars-là, il vaut mieux l’avoir avec nous, et je suis rapidement passé du côté des cadres ».
« J’ai défendu mes valeurs à l’occasion de l’exercice de mes différentes fonctions comme étudiant, fonctionnaire international, consultant, linguiste, enseignant et thérapeute, mais aussi comme mari, père de famille, avec mes amis ».
Je ne peux résister à l’envie de partager avec vous un incident que son ami Julien Tourigny, de Montréal, m’a rapporté. Nous sommes dans les années 1970. À l’Université de Montréal, Noël participait à une journée d’animation. Il avait convaincu tout le monde, lui qui courait sans cesse entre ses multiples occupations et réceptions, que le thème à choisir devait être : « On s’arrête ». On s’arrête et on réfléchit. Pour illustrer cela, il s’était arrêté à un carrefour avec sa voiture, avait enlevé le panneau d’arrêt et l’avait mis à l’entrée de l’université. Bien entendu, il l’a ensuite remis à sa place.
Il avait mis là en application ce qu’il répétait souvent : « Ce qu’il y a de plus profond au niveau racine est la réalisation que vivre son existence à tout moment et à tous les coins de rue, cela implique des choix. L’acte d’existence est un acte de choix continuel et cet acte de choix est fondé sur un axiome qui dit que c’est moi qui choisis et que j’en prends la responsabilité ».
Son expérience en animation le met en relation avec un monde bien différent de celui des Nations unies. Il s’agit d’une coopérative d’animateurs composée, dit-il, de « soixante-huitards ». Noël était de plus le seul non-Québécois. Il sera confronté à des relations et problèmes nouveaux dont il apprendra beaucoup, qui l’ébranleront, mais le renforceront dans ses positions et valeurs.
Il entreprend des études de psychologie sociale, part travailler à Bethel dans le Maine aux États-Unis, car il veut étudier la « recherche-action » et les travaux de Kurt Lewin, et découvre aussi le mouvement humaniste. Il trouve ses origines dans une certaine conception de l’homme, avec une éthique. Il y a là un regard nouveau sur le comportement humain, sur sa complexité et les problèmes qui y sont associés. On est à l’origine d’une nouvelle psychologie et psychothérapie, et Noël s’inscrit dans cette mouvance. Ses références sont, entre autres, Maslow, Bugental, Frankl, Tillich et Rollo May.
L’Association de psychologie humaniste dont il était membre à vie, était composée de pasteurs et de juifs germano-américains qui avaient fui l’horreur nazie et défendaient une conception de l’homme avec une morale, des valeurs, une éthique que Noël nous fera plus tard partager avec l’implication de tout cela dans la pathologie et la conduite de la thérapie.
Qu’est-ce qu’un humaniste pour lui ? Quelqu’un qui défend des valeurs humanistes et qui place le respect de l’homme par-dessus tout.
Il est proche de Buber, car : « Ce qu’il met en valeur dans la relation, c’est l’authenticité, le dialogue, et surtout la connaissance des valeurs sur lesquelles on va établir le dialogue ». Le « Je-Tu » et l’importance du dialogue sont une expérience de soi qui permet de restaurer une image de soi face à l’autre en tant qu’existence. Dans ses attitudes et ses postures, la personne est confrontée à son être. Comme Rollo May, Buber parle de la relation comme directeur de vie. Ce type de relation a donc des implications existentielles.
Enfin, il entre au Centre international de la psychothérapie avec Ernest Godin. Il devient rapidement coformateur. L’Existentiel a repris toute sa place dans sa vie en tant que thérapeute et formateur. Dès les années 90, il s’intéresse à la formulation des données existentielles d’après le livre de Garneau et Larivey, L’auto développement.
Il va travailler avec les grands noms de la Gestalt de l’époque, Darbonne, Yontef, Laura Perls. S’ajoute à cela sa rencontre avec Isadore From qui deviendra son maître, puis un ami très proche.
Il fait alors le choix de quitter les Nations unies, s’installera comme psychothérapeute, revenant à la clinique et aux questions existentielles.
Sartre parle de la psychanalyse existentielle comme de « La discipline qui se donne pour but de comprendre la vie d’un homme ».
Dans ce parcours impressionnant, je n’ai pas mentionné sa démarche spirituelle.
Il disait de ses valeurs « J’ai essayé d’appliquer tout au long de ma vie : “Être fidèle à soi même” ; cela rejoint “ne pas se compromettre”. Je crois que j’ai été sans compromission. Se compromettre, veut dire vivre de façon contraire aux valeurs exprimées. J’ai été parfois utopique, naïf, en ce sens que cela a été une naïveté optimiste positive et non pas négative. La valeur de ma vie a été d’aller dans une direction positive et là, j’emploie le mot responsabilité. Cette valeur a parfois été bafouée. Je n’ai pas fait tout ce qui a été possible et j’ai eu des limites ».
Il rentre en France dans les années 1980, avec dans ses valises deux livres de référence, celui de Perls, Hefferline, et Goodman, Gestalt thérapie et Psychothérapie existentielle de Irvin Yalom.
Il aurait pu s’installer tranquillement dans sa propriété du midi de la France. Eh bien non, il monte à Paris. Nous l’avons connu à cette époque, alors qu’il représentait le Centre international de gestalt de Montréal en Europe et organisait des formations.
Il s’engage au Syndicat national des psychothérapeutes (SNPPsy) et à la Société française de gestalt (SFG). Il sera cofondateur d’une école, le Centre interdisciplinaire de formation à la psychothérapie (CIFP).
Je laisse la parole à Philippe et à Marie pour nous parler de cette période.
Son dernier acte d’engagement, il l’a posé quelques minutes avant de s’endormir. Il voulait se prononcer en faveur d’Exit, cette association qui permet à certaines personnes de partir dans la dignité, selon certaines conditions. En effet, le peuple suisse devait se prononcer quelques jours plus tard pour permettre ou non à Exit d’exercer légalement dans les maisons de retraite. Il m’a demandé de voter oui, pour moi et pour lui à titre posthume. Cette votation a été acceptée.