Marie Boutrolle

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L’IMPERFECTION

Nous sommes réunis pour parler de l’apport de Noël SALATHÉ à la Gestalt-thérapie existentielle. Il ne fait aucun doute qu’il est celui qui a le mieux approfondi les liens entre la posture existentielle et le point de vue gestaltiste. Marie-Noëlle continue ce travail, entrepris avec lui depuis des années.
Dans la continuité du travail d’Irvin YALOM, précurseur de la psychothérapie existentielle aux États-Unis, il a revu chacune des contraintes abordées par ce dernier, avec un apport spécifiquement gestaltiste en termes de cycle du contact, de champ et de résistances.
Bien plus, il a ajouté une contrainte à celles étudiées par Irvin YALOM : l’Imperfection.
C’est de cet apport spécifique que je voudrais parler ici.

À la question posée par une Gestalt-thérapeute à Irvin YALOM lors de son passage à Paris “Comment avez-vous fait avec l’imperfection ?” Il a répondu ” C’est une question que je ne me pose plus depuis longtemps “…
À la suite de Noël SALATHÉ nous allons nous la poser aujourd’hui.
Partant du constat ” Personne ne peut tout faire et le faire parfaitement” nous allons chacun pour soi, nous rappeler un souvenir douloureux d’imperfection et tenter de répondre à la question ” Était-ce dû à mon imperfection ou à l’imperfection de l’univers ?”
Puis, deux à deux nous allons échanger sur ce que nous venons de trouver.

De retour en groupe nous allons faire ressortir les différentes sortes de limitations citées par Noël SALATHÉ :
– Limitation dans les objectifs : le choix d’un objectif implique un renoncement qui peut être douloureux. Il peut amener à poser la question de la pertinence du choix.
– Limitation dans l’aptitude personnelle à sélectionner les meilleurs moyens
– Limitation dans la capacité à atteindre les objectifs. Elle peut être due à :
* l’imperfection dans l’efficacité = c’est dû à soi
* les embûches = c’est dû au monde
– Limitation dans le degré de satisfaction
– Limitation dans les ressources propres = la personne se déçoit, elle déçoit les autres.
– Imperfection du monde : qui renvoie au concept de polarité, bien connu en Gestalt-thérapie. Le Bien n’existe jamais seul : à chaque fois qu’il y a du Bien apparaît le Mal…et à chaque fois qu’il y a du Mal apparaît quelque part du Bien.

En interrogeant nos expériences, nous allons rechercher les champs où l’imperfection joue un rôle important :

– Dans le couple : l’imperfection de l’autre. Il n’est jamais entièrement comme je le souhaite. De là peut naître le sentiment de solitude . cf la contrainte de solitude traitée par Elisabeth DRAULT dans son atelier ; le travail qu’il faut faire pour différencier autonomie, solitude, fusion, relation parfaite …
– Dans la société : l’engagement est impossible. cf la responsabilité/liberté, traitée ce matin par Jacques PEARON
– Le monde est mal fait : * on doit mourir, cf. la contrainte de finitude
* le mal est dans le monde, cf. la contrainte d’absence de sens.
À quoi ça sert puisqu’il me faut mourir. Pourquoi aimer puisque l’autre va mourir ?…
Quel sens ça a de s’engager dans un monde si mal fait ?
– Dans la thérapie : lorsque le thérapeute, voulant faire de son mieux tombe dans le piège de “l’amour parfait”. Il va donner au thérapisant “l’amour premier ” que ce dernier n’a pas reçu enfant. Cf. les travaux de BALINT. La réparation est impossible. Commence alors une thérapie douloureuse et interminable, promise à l’échec.
Bien d’autres situations peuvent être trouvées sur ce thème qui imprègne notre monde.

Les manifestations cliniques sont multiples :
– le déni de ses limites réelles qui entraîne la personne dans la mégalomanie.
– le rejet de ses limites sur les autres : c’est à cause de mes parents, de mon éducation, de la société… Et le choix d’un bouc émissaire qui portera le poids de l’échec.
Martin Luther KING se demandait pourquoi a-t-on toujours besoin d’un plus misérable que soi !?
– le refus pathologique de choisir : ce refus est tellement douloureux que la personne peut se retrouver dans un immobilisme névrotique qui peut même la mener à la sidération.
– la recherche d’une certitude totale qui peut entraîner l’adhésion à un groupe idéologique : religion, secte, mouvement politique…
– le refuge dans la rêverie qui évite l’action et donc la désillusion, avec comme conséquence la rupture avec l’environnement.
– l’identification à un modèle héroïque par un mécanisme de déflexion.
– des prises de risques démesurées, liées à un sentiment d’imposture, avec pour conséquence la rupture avec soi et avec les autres.
En bref, tout ce qui précède parle d’un profond mépris de soi. La personne a conscience d’une distance insurmontable entre elle-même et ce qu’elle voudrait être. Elle vit dans l’angoisse de la découverte du subterfuge : ” Je ne suis pas celui que vous croyez”.

La position de la Gestalt-thérapie.
Noël SALATHÉ parle d’une situation paradoxale. La psychologie humaniste s’est donné pour but le déploiement des potentialités de la personne. Elle la soutient pour aller plus loin, plus profond. Mais cette attitude ne serait pas ajustée ici. Car l’objectif est d’aider la personne à accepter ses limites, à voir le côté positif de ses conditions de vie, à apprendre à apprécier ce qui est, plutôt que de courir après ce qu’elle voudrait de plus, d’autre…

Je voudrais m’arrêter un instant sur l’usage des mots. Nous parlons souvent d’humilité lorsque nous abordons la question de l’acceptation des limites. Ce terme me semble connoté par son opposé : la grandiosité. Selon moi ce sont les deux faces du narcissisme. Il y a comme un regret de quelque chose dans le terme humilité. Je lui préfère le terme modestie. Dans la modestie il n’y a pas de regret ; il y a une acceptation souriante de ce qu’on est, en positif ET en négatif. C’est un terme qui unifie. Il tient à distance la douleur de l’imperfection. “Je suis en paix avec ce que je suis.”

La posture du Gestalt-thérapeute.
Nous avons évoqué les écueils de cette prise en charge pour le thérapeute lorsqu’il est lui-même pris dans la contrainte de perfection
– le besoin de donner l’amour parfait, d’être meilleur père ou meilleure mère
– le besoin de réparer à tout prix
– le besoin d’être aimé, rendant impossible le déploiement du transfert négatif
Il est donc important pour le thérapeute d’être dans la modestie, c’est à dire en paix avec son imperfection.
Tant qu’il n’a pas rencontré et accepté sa propose misère il ne peut accueillir la misère de l’autre.
Tant qu’il n’a pas accueilli l’autre dans sa misère, là où l’autre se sent le moins aimable, il ne peut être crédible dans son accueil ; l’autre ne se sent pas reconnu, il ne peut donc croire le regard positif du thérapeute . ” S’il ne voit pas mon négatif, le positif qu’il dit voir ne peut être vrai”.
Le thérapeute peut accueillir alors le transfert négatif. “Mon amour est imparfait . C’est de cela que je suis capable. C’est ce que je peux t’offrir.” En acceptant le don du thérapeute, le thérapisant accepte d’accueillir le monde avec ses imperfections. Ce faisant, il s’accepte lui-même avec ses imperfections.

La relation dialogale.
C’est la réponse de la Gestalt-thérapie aux contraintes existentielles, plus particulièrement à l’imperfection.
Par définition, la relation thérapeutique est dissymétrique. Or la relation dialogale est cette reconnaissance de deux êtres en égalité, un Je et un Tu à part entière.
C’est dire que la relation thérapeutique passera dans nombre d’imperfections avant d’atteindre ce vers quoi elle tend : la relation dialogale. Isadore FROM le maître et ami de Noël SALATHÉ lui disait ” Si on est gestaltiste 5 à 10 minutes dans une séance de thérapie de 50 minutes on peut dire qu’elle est réussie”.
Je vous propose la conclusion suivante “La perfection pour le thérapeute est d’accepter son imperfection.”

Marie BOUTROLLE
19 octobre 2013